Kouachi-Coulibaly : les chemins du jihad parisie

http://www.liberation.fr/societe/2015/01/15/kouachi-coulibaly-les-chemins-du-jihad-parisien_1181644

 Libération

PATRICIA TOURANCHEAU 15 JANVIER 2015 À 20:16

(Dessin Marcelino Truong)
ENQUÊTE

De leur rencontre en prison aux attaques synchronisées menées la semaine dernière, retour sur la radicalisation progressive des tueurs de «Charlie Hebdo», de Montrouge et de l’Hyper Cacher.

 Nni «cellule dormante» ni «loups solitaires». L’irruption en terroristes des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly pour porter à leur façon la guerre sainte en France contre des caricaturistes, des policiers et des juifs (17 morts) démontre cruellement qu’il s’agit d’une bande de jihadistes du cru, qui ont grandi en Ile-de-France, y ont travaillé, ont été emprisonnés, fichés et suivis. Malgré un itinéraire commun, ces soldats du jihad se revendiquent d’organisations différentes et concurrentes, les Kouachi agissant au nom d’Al-Qaeda au Yémen tandis que Coulibaly se réclame de l’Etat islamique (lire page 5). Il n’empêche, sur le terrain, le trio a choisi ses cibles et préparé des attaques «synchronisées» avec lance-roquettes, kalachnikov, pistolets Tokarev, pistolet-mitrailleur Skorpion, grenades et dynamite.

La peine la plus lourde, six ans de prison, lui a été infligée par la cour d’assises des mineurs du Loiret pour un braquage de banque – butin de 25 000 euros – commis le 7 septembre 2002 avec deux complices. Le délinquant de droit commun Amedy Coulibaly se frotte à l’islam radical, incarné par un détenu charismatique du même bâtiment : Djamel Beghal, moudjahid franco-algérien formé aux armes et aux explosifs en Afghanistan et au Pakistan. Un homme qui, en 2001, avant le 11 Septembre, a concocté un projet d’attentat-suicide contre l’ambassade des Etats-Unis à Paris.

En détention, le prosélyte Djamel Beghal qui, pourtant, doit rester à l’isolement, prend en main le voleur du quartier de la Grande Borne à Grigny (Essonne), et lui inculque les rudiments de l’islam à sa façon, ultrafondamentaliste. En plus de côtoyer l’«émir» Beghal, le petit voyou Coulibaly rencontre un autre garçon, alors âgé de 22 ans : Chérif Kouachi, du XIXe arrondissement de Paris, qui a plongé fin janvier 2005 pour son appartenance à la «filière irakienne» dite des Buttes-Chaumont. Il pratique le sport à haute dose.

LES JEUNES MARIÉS

Chérif Kouachi, né en 1982 à Paris, et son frère aîné Saïd, orphelins, ont décroché de l’école et ont été placés en foyer à Treignac, en Corrèze en 1994. Si le grand s’applique à passer son CAP de cuisine, le cadet, plus turbulent et indiscipliné, rêve de devenir footballeur… De retour à Paris chez un oncle installé dans le XIXe, Chérif livre des pizzas, s’adonne au rap, au shit, aux filles et à l’alcool, puis stoppe toutes ces déviances de «mécréants» lors du ramadan 2004. Son frère l’a emmené à la mosquée Adda’Wa de la rue de Tanger, où officie un petit prédicateur du quartier : Farid Benyettou (lire son interview page 4), 23 ans alors, qui le soir organise chez lui prières et prêches et recrute pour le jihad anti-américain en Irak. Certains de la bande prônent même une action sur le sol français, à commencer par Chérif Kouachi, si l’on en croit l’un de ses membres : «Chérif m’a parlé de casser des magasins de juifs, de les attraper dans la rue pour les frapper. Il ne parlait que de cela et de faire quelque chose ici, en France, avant de partir.» Il visait deux restaurants tenus par des membres de la communauté juive rue Petit, vers la Porte Chaumont, à deux pas de chez lui. Or, pour son avocat Vincent Ollivier(lireLibération du 21 février 2005), Chérif la ramène juste afin de ne pas passer pour un lâche, et a seulement évoqué une hypothétique vengeance contre un commerce juif qui l’avait «viré». Voilà dix ans, Chérif Kouachi avait été arrêté la veille de son départ en Irak via la Syrie avec un pote tunisien, Thamer Bouchnak, qui essayait de lui montrer le maniement d’une kalachnikov sur des croquis. Aux yeux de Me Ollivier, à l’époque, le parquet antiterroriste exagère de relier les deux hommes «à Ben Laden et Al-Zarqaoui» : «Ce ne sont que deux jeunes de 22 ans qui ont pris un billet pour la Syrie, avec un retour.» Voilà Kouachi et Bouchnak mis en examen pour«association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste».

Au bout de dix-huit mois de taule, Chérif Kouachi qui, selon un proche, était rentré«taillé comme une ablette en ressort en Musclor», est libéré sous contrôle judiciaire en juillet 2006. Il respecte ses obligations de pointer et devient poissonnier chez Leclerc.

Le 1er mars 2008, il épouse Izzana Hamyde, avec Saïd pour témoin, et s’installe à Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Jugé libre au procès du réseau du XIXe au printemps 2008, Chérif Kouachi est condamné à trois ans d’emprisonnement dont la moitié ferme, déjà purgée. Il continue de vendre du poisson.

Libéré lui aussi pour ses vols aggravés, le délinquant de droit commun Amedy Coulibaly se marie le 5 juillet 2009, religieusement, avec celle qui est sa compagne depuis trois ans, Hayat Boumeddiene. Ils emménagent à Bagneux (Hauts-de-Seine). Amedy Coulibaly et Chérif Kouachi se voient souvent, seuls ou en couples, sortent ensemble, projettent d’aller à la Foire du trône. Leurs épouses, Izzana et Hayat, se fréquentent aussi.

Jeune fille à la dérive, placée en foyer pour enfants à la mort de sa mère, Hayat a basculé dans l’islam à outrance et a dû renoncer à son emploi de caissière à cause de son niqab. Coulibaly, lui, travaille en contrat de professionnalisation chez Coca-Cola à Grigny (Essonne). A ce titre, il se trouve parmi les 500 jeunes reçus par Nicolas Sarkozy à l’Elysée en juillet 2009 sur le thème de l’emploi : «A la limite, si le Président peut me faire embaucher», lance alors Coulibaly, surnommé «Doly», auParisien. Il joue au poker en ligne et voyage avec son épouse en Crète, en République dominicaine, en Malaisie. Il aurait aussi fait quelques séjours au Maroc.

Interrogée par la police en mai 2010 sur la foi de son époux, Hayat ne le dit pas très pieux : «Amedy n’est pas vraiment très religieux. Il aime bien s’amuser, tout ça. Il n’est pas du genre à se balader tout le temps en kamis, la tenue traditionnelle musulmane masculine, etc. […] Normalement, c’est une obligation pour les hommes d’aller à la mosquée le vendredi à la prière. Amedy, il s’y rend selon son emploi du temps, mais je dirais qu’en gros, il y va toutes les trois semaines…»

LA RADICALISATION AU CANTAL

Or, Amedy Coulibaly a un emploi du temps chargé en cette année 2010. Il bosse toujours comme opérateur chez Coca-Cola mais fraye avec des gars de banlieue ayant versé dans le banditisme et donne des coups de mains à Djamel Beghal, son mentor islamiste alors assigné à résidence à Murat (Cantal) et en attente d’expulsion vers l’Algérie. Coulibaly va le voir. Son comparse Chérif Kouachi l’accompagne à deux reprises. Hayat Boumeddiene suit deux fois son mari dans ce périple de 500 kilomètres jusqu’à l’hôtel «les Messageries» où loge «le savant» Beghal, qui a«beaucoup de livres sur la religion». N’ayant pas le droit de rester dans la même pièce, Hayat lui pose des questions de celle d’à côté.

A en croire Coulibaly, les hommes évoquent «des souvenirs de prison et parlent de la montagne».«La première fois qu’on a fait de la randonnée avec lui [Beghal], on a fait de l’arbalète en tirant sur un tronc d’arbre», raconte sur PV Hayat Boumeddiene qui a d’ailleurs été photographiée en niqab en train de décocher des carreaux. La sous-direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire surveille en effet toute la bande depuis le 11 février 2010, date à laquelle un tuyau alarmant est tombé dans ses oreilles : «Un groupe d’islamistes radicaux en lien avec un “frère” résidant dans le Cantal prépare une action criminelle importante sur le territoire national.»

SUR ÉCOUTE

Les écoutes placées sur Beghal, dit «Abou Hamza», et sa clique démontrent qu’il s’agit de préparatifs d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, l’artificier des attentats du Groupe islamique armé (GIA) en 1995 à Paris, condamné à la réclusion à perpétuité. Des échanges téléphoniques entre Beghal et Coulibaly trahissent l’ascendant du maître à penser qui, le 12 mars 2010, dissuade son disciple de donner de l’argent aux associations humanitaires non musulmanes et le convainc de le verser aux résistants palestiniens : «Les musulmans sont prioritaires, mon frère […]. Les enfants de Palestine, ce sont les combattants de demain, c’est eux qui sont en train de tenir tête aux juifs, wallah avec des pierres, mon ami.» Amedy Coulibaly promet d’obéir à Djamel Beghal : «Ben vas-y, moi, je vais faire ça aussi. Inch’Allah.» Puis, le 6 mai, Coulibaly demande à Beghal si le Coran permet de laisser des dettes en mourant. «Abou Hamza» rétorque qu’il vaut mieux les payer avant, sinon elles restent «en suspens», sauf dans certains cas : «Dans la circonstance actuelle où il y a le feu dans la maison, il n’y a ni créancier ni parents.»

Depuis la centrale de Clairvaux (Aube), Belkacem qui détient un portable sous un faux nom et une adresse imaginaire (1, rue du Pakistan, 75010), organise sa fuite. Le 6 avril, il ordonne à Teddy V. d’aller voir «Doly» (Coulibaly), «le petit Noir» de Grigny, un gars «fiable, déterminé» qui peut trouver «ce qu’on cherche». Il s’agit de 240 munitions de kalachnikov découvertes en perquisition le 18 mai 2010, jour du coup de filet chez Amedy Coulibaly, qui nie toute implication dans un projet d’évasion. Il baratine : «Ces cartouches pour kalach, je les ai achetées il y a un mois dans la rue, 1 euro pièce, et je cherche à les revendre 3 euros.» Pour sa part, son alter ego, Chérif Kouachi, s’emmure dans un silence total en garde à vue : «Il a refusé de parler et de manger pendant 96 heures et n’a jamais regardé les policiers,assure aujourd’hui un témoin. Il a juste levé les yeux à la fin pour déclarer “je suis innocent”. Pareil pendant trois ans d’instruction. Il n’a jamais dit un mot ni à un policier ni à un juge.»

Son attitude inflexible, qui trahit déjà une «force de caractère et de détermination jusqu’au-boutiste», est revenue en mémoire de ce témoin après le massacre à Charlie Hebdo. Mais, faute d’éléments probants à l’époque, Chérif Kouachi, qui entretient juste des contacts avec Amedy Coulibaly, est remis en liberté le 11 octobre 2010 et placé sous contrôle judiciaire, interdit de quitter le territoire et obligé de pointer chaque mois, jusqu’à son non-lieu en juillet 2013.

LE PASSAGE CLANDESTIN AU YÉMEN

Pourtant, les Américains repèrent un voyage suspect de son frère, Saïd, et d’un autre homme – aujourd’hui identifié comme étant Chérif – au sultanat d’Oman entre le 25 juillet et le 15 août 2011, et les suspectent d’un passage clandestin au Yémen pour s’entraîner au tir. Alertés, les services secrets français ont «écouté»,«filoché» et«surveillé» Chérif Kouachi à compter de décembre 2011, pendant deux années. Son frère Saïd, au casier judiciaire vierge et au comportement passe-partout, l’a été moins longtemps. Les deux ont à nouveau été «branchés» en février 2014, mais les interceptions de sécurité ne laissent apparaître qu’un trafic de contrefaçons de vêtements et de chaussures de sport monté par Chérif. Aucune conversation captée n’est en lien avec le terrorisme islamique et les écoutes ont donc été interrompues en juin. Sept mois seulement avant que les frères Kouachi n’exécutent la fatwa contreCharlie Hebdo pour «venger le Prophète».

Coulibaly, lui, a fini le 15 mai 2014 de purger sa peine de cinq ans de prison pour«association de malfaiteurs» (pour l’aide au projet d’évasion de Belkacem), sans qualification de terrorisme. Il n’a jamais été dans les «radars» du renseignement comme islamiste radical. Le meurtrier d’une policière municipale à Montrouge et de quatre otages de l’Hyper Cacher Porte de Vincennes n’a pas plus été repéré dans les lieux de prières qu’il dit, dans sa vidéo posthume, avoir fréquenté pour recruter :«Depuis que je suis sorti, j’ai beaucoup bougé, j’ai sillonné les mosquées de France un petit peu, beaucoup de la région parisienne. Elles sont pleines d’hommes pleins de vigueur, en bonne santé, de jeunes sportifs.»

Coulibaly aurait emprunté 6 000 euros à Cofidis pour«financer un peu» l’armement des Kouachi et le sien, peut-être en Belgique. Le 2 janvier, il a expédié sa femme, Hayat, à Madrid avec un comparse, Mehdi Sabry Belhoucine, 23 ans, pour prendre un vol à destination d’Istanbul, afin de passer en Syrie le 8 janvier. Le frère aîné de cet accompagnateur, Mohamed Belhoucine, a déjà été condamné à un an de prison pour son appartenance, en 2010, à une filière d’acheminement de combattants dans la zone afghano-pakistanaise et se trouverait actuellement en Syrie.

Afin de préparer son jihad à Paris, Coulibaly a loué le 4 janvier pour une semaine une planque à Gentilly (Val-de-Marne). La PJ y a découvert la parfaite panoplie du jihadiste : quatre pistolets Tokarev, un revolver, des munitions, des détonateurs, des bombes lacrymogènes, un gilet tactique, des jumelles, un gyrophare, des drapeaux de l’Etat islamique. Après la mort en martyr du trio, la Sdat, la DGSI et la brigade criminelle de Paris recherchent toujours leurs complices.

Kouachi-Coulibaly : les chemins du jihad parisieultima modifica: 2015-01-18T21:26:09+01:00da davi-luciano
Reposta per primo quest’articolo